UN PRÉSIDENT ET DES MUSULMANS

UN PRÉSIDENT ET DES MUSULMANS (1959)

(Extrait des mémoires inédits de Jacques Zermati)

Le Président Forestier m'a demandé de venir le voir après la réunion du conseil d'administration de l'UNALBA, l'union algérienne des fédérations du Bâtiment et des Travaux Publics, dont je fais partie.

J'entretiens avec le président Forestier des relations amicales, étroites. Il dirige depuis des années la filiale algérienne d'une très grande entreprise métropolitaine du bâtiment et préside l'UNALBA avec talent et autorité. Ceux qui prennent la parole dans les réunions savent qu'il vaut mieux pour eux tourner la langue dans la bouche sept fois avant d'intervenir, car sa connaissance des affaires est prodigieuse, ses réparties caustiques et proverbiales, mais jamais méchantes.

Nous avons discuté aujourd'hui en conseil des modalités d'application du plan de Constantine qui va nécessiter un effort très important de nos entreprises pour y faire face et les obliger à se développer considérablement. Quand Faux-Briolle, le secrétaire général, m'informe que le Président désire me voir en tête à tête dans son bureau, il n'y a aucun doute dans mon esprit que c'est pour parler du même problème. Je fais en effet partie du petit groupe qui, avec les directeurs concernés du gouvernement général, a la mission de traduire dans les faits les orientations arrêtées à l'échelon gouvernemental de Paris.
Il entre immédiatement dans le vif du sujet :
- Je vous ai demandé de venir me voir pour les raisons suivantes : depuis des années, malgré mes efforts, je n'ai jamais réussi à avoir dans nos organisations un seul entrepreneur arabe de qualité, mais je continue quand même ma quête. Je finis par désespérer d'y arriver. Il n'y a aucun doute que des transformations profondes politiques, économiques, sociales, nous attendent dans un avenir prévisible. L'Algérie va tout droit vers l'indépendance. Je suis métropolitain, mais j'y vis depuis des années et n'ai pas l'intention de partir. Il faut que les entreprises françaises du Bâtiment et des T.P. conservent la place qu'elles occupent ici mais il faut aussi que dans les organisations professionnelles, les musulmans arrivent à jouer leur rôle. Dans ce contexte, j'ai deux choses à vous demander.
Tout d'abord, consentiriez-vous à entreprendre pour le compte de l'UNALBA une mission de liaison avec le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, par exemple en Tunisie ? Je sais, vous me l'avez raconté, que vous avez toujours eu des relations courtoises avec Ferhat Abbas et je voudrais nouer les fils d'un dialogue. Je n'ai pas l'intention de vous mettre dans une situation impossible, et vous n'entreprendrez ce voyage que si j'ai préalablement obtenu du gouvernement français les feux verts indispensables. Fauxbriolle, que vous connaissez bien, vous accompagnera à Paris si vous êtes d'accord. Il sait qui il faut contacter, nous verrons à ce moment-là ce qu'il sera possible de faire. Si tout se passe bien, on vous chargera peut-$etre d'une mission officieuse pour le compte du gouvernement.
Je voudrais ensuite vous faire une autre proposition : à Alger où je vis, je n'ai aucune possibilité de rencontrer d'autres musulmans que ma femme de ménage ou mon chauffeur. Vous habitez à Sétif où plus de quatre vingt quinze pour cent de la population est musulmane. Vous devez certainement connaître des gens avec qui je pourrais discuter. Pourriez-vous organiser une réunion avec une dizaine d'entre eux ? Qu'ils soient proches du FLN ou non, cela m'est complètement indifférent ! Ce qui compte, c'est de voir par moi-même la façon dont ils réagissent aux problèmes auxquels nous sommes confrontés et comment ils envisagent l'avenir de ce pays.
Tout ce que je vous demande doit rester entre nous. Seul Fauxbriolle, qui est un homme intelligent, est au courant. C'est lui qui assurera le contact entre nous et organisera d'une façon pratique votre voyage et le mien.

Je ne m'attendais pas du tout à avoir ce type de conversation avec le président Forestier. Ma réponse est néanmoins claire et positive.
- En ce qui concerne votre première demande, c'est d'accord. Je partirai à Paris dès que vous jugerez que cela est possible d'obtenir les assurances indispensables. Pour la seconde, cela me paraît plus facile. Je connais en effet à Sétif pratiquement tous les musulmans avec lesquels il est possible de parler. Ils appartiennent à la petite bourgeoisie qui est en train de se créer dans le pays. Ce sont des médecins, des avocats, des pharmaciens, des commerçants, des fonctionnaires. Je suis sûr qu'ils accepteront de vous rencontrer, vous pourrez parler avec eux librement. Dès que je serai rentré chez moi, j'essaierai de mettre au point cette réunion, et vous téléphonerai quand ce sera fait. Elle aura lieu, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, à la maison. Je n'aurai aucun mal, je le pense, en raison des responsabilités professionnelles que j'exerce et qu'on connaît, à prendre prétexte de votre passage dans le Constantinois pour demander à mes amis musulmans d'y participer en grand nombre.

Les yeux du président Forestier s'illuminent. Il est manifestement heureux de ma réaction à sa proposition. La première ne se réalisera jamais. J'irai effectivement avec Fauxbriolle à Paris, mais nous ne recevrons pas le feu vert gouvernemental indispensable pour entreprendre ce voyage en Tunisie. En revanche, la réunion à Sétif se passera fort bien. Une dizaine de mes amis musulmans y participeront. Ils exposeront à Forestier qui n'en croira pas ses yeux et ses oreilles leurs vues sur l'avenir de l'Algérie. La discussion sera toujours très vive, très animée. Pour la première fois de sa vie le président de l'UNALBA aura pu avoir un contact d'égal à égal avec des hommes appartenant à la communauté musulmane, qui représente plus de 90% de la population de ce pays.